Arrivée d'Anne.

Dans le coche qui escaladait la colline sur laquelle était bâti le château de Marcieu, Anne laissa brutalement retomber le volet de cuir, masquant ainsi la vue.
Elle venait de se remémorer une autre montée, sur une autre colline, bien loin du Lyonnais-Dauphiné : le château de Culan dominait lui aussi le village et la rivière, les chevaux avaient soufflé de la même manière, Bacchus avait fait claquer son fouet au-dessus de leur tête, tout aussi bruyamment. Le souvenir de ce voyage en Berry était encore trop vivace pour être supportable.
Au bord des larmes, Anne se rencogna sur la banquette. Elle n'avait répondu à la lettre de Dame Zoyas que pour sortir de ce marasme où l'avait plongée la mort de sa mère. Elle n'avait plus envie de rien. Du lait de poule que lui apportait au lever la sèche Matheline à ses dossiers du Conseil Ducal, en passant par la messe dominicale et les caresses de son chat, Vignol, tout lui paraissait fade, sans saveur, inutile. Elle s'alimentait pour ne pas entendre les jérémiades de Matheline, travaillait consciencieusement tous ses dossiers pour ne pas penser, assistait à la messe pour que son frère lui fiche la paix, et ne supportait plus le chat que par habitude.
Pour se distraire, elle ressortit la lettre, en relut lentement quelques passages.

Citation :

A Anne_blanche de Culan

Bien chère Anne, ne voyez vous rien venir ?
C’est la missive qui vous invite sans plus de protocole à l’inauguration de mon Domaine !
Vous connaissez mieux que personne ...
... et il est sincère.
... de vos maintes obligations, ... vostre présence serait pour moi une joie de vous revoir.
https://domainedemarcieu.forumactif.com/forum.htm

Espérant trouver une réponse positive,

Zoyas,
Dame de Marcieu

Pauvre Dame Zoyas ! Elle se faisait une joie de revoir Anne. Et qu'allait-elle trouver ? Une mine de papier mâché, des mains aux ongles trop longs, une robe d'un blanc immaculé, au lieu des vives couleurs dont on pare d'ordinaire les demoiselles en visite ...
Anne n'avait même plus l'énergie de se mettre en colère contre elle-même pour ce qu'elle eût en d'autres temps considéré comme une faute grave contre la bienséance.

Je n'aurais pas dû venir. Dame Zoyas a préparé une fête. Il n'est pas bon que l'on m'y voie.

Elle le savait. Elle n'avait même pas prévenu son frère, d'ailleurs, ni le Père Comis, encore moins Matheline. Seul Bacchus était au courant de son escapade. Quand elle lui avait demandé d'atteler, il avait cru que c'était pour la conduire à Lyon, au Castel, comme d'habitude. Elle avait attendu que l'on eût passé la porte pour lui faire changer de direction. Anne aurait juré que le fouet du cocher claquait plus joyeusement, qu'il enlevait ses chevaux avec une allégresse peu coutumière. Un peu plus âgée, elle eût compris que le brave homme se rongeait les sangs de la voir ainsi dépérir, et que la perspective de la voir enfin reprendre goût à quelque chose ne pouvait que le réjouir. Mais elle était trop engoncée dans son chagrin, ses doutes, sa peur de l'avenir, trop peu habituée à ce qu'on s'inquiète pour elle, aussi, pour s'aviser de tout cela.
Elle s'essuya rageusement les yeux, se frotta vigoureusement les joues pour y remettre un peu de couleur, et se tint bien droite dans le coche qui venait de s'arrêter. Bacchus ouvrit la portière, ôta son bonnet et lui tendit le poing pour l'aider à descendre. Elle le remercia d'un signe de tête, et suivit à l'intérieur le page venu l'accueillir.

Lucien avait été certes surpris de l'arrivée si rapide d'invités. la
feste devait se tenir une huitaine plus tard... Et encore, la jeune
demoiselle qu'on lui avait annonçait l'attendait déjà dans le hall de
réception. Pourquoi le page l'avait il faite entrer directement dans le
domaine au lieu de l'appeler à l'entrée ? Quitte à faire entrer la
jeune personne dans la cours, à l'ombre si le soleil l'avait gênée..

Qui plus est, il n'avait point retenu le nom de la visiteuse...Il
aurait l'air fin, Lucien, en arrivant ne sachant pas à qui il avait
affaire !
La mine renfrognée, il tentait, en marchant, de se
remémorer la liste de sinvités de la Marcieu, mais savait pertinement
que c'était inutile, vu qu'elle avait fait placarder des affiches
partout..

Le sens de la démesure, cette nouvelle Dame !

Tout
à ses pensées, il se demanda si ce n'était point la jeune demoiselle
dont Zoyas lui avait parlé une fois ou deux, qu'elle avait rencontré au
conseil...
Il entra, l'air soucieux, tâchant de bonne mesure devant elle et s'annonça en toussottant, devant l'air préoccupée d'icelle.

Le Bon jour, et bienvenue dans le Domaine Marcieu !
Je suis Lucien, pour vous servir...

Ne m'en veuillez point, je n'ai pas saisi vostre nom ? Il
espérait bien ne point se faire rabbrouer, mais de totue façon, fallait
bien d'une manière ou d'une autre apprendre à qui il parlait, et autant
le demander directement plutôt que de se rendre ridicule en utilisant
des subterfuges pendant des heures pour finalement se faire prendre si
elle était un tantinet observatrice.

D'ailleurs, la jeune fille se tournait déjà vers lui, la mine blâfarde, les yeux cernés et rougis..

Aussitôt, il s'empressa de rajouter :

Demoiselle, souhaitez vous des raffaîchissements ? Vous assoier ? Puis je vous aider d'une quelconque manière ?

Anne se tenait au centre de la pièce, la tête ailleurs, une fois de plus. Un toussotement la fit se retourner. Elle se retrouva face à un serviteur.

Le Bon jour, et bienvenue dans le Domaine Marcieu !
Je suis Lucien, pour vous servir...

Ne m'en veuillez point, je n'ai pas saisi vostre nom ?

Lucien... Elle essaierait de retenir le nom. Lucien, lux, la lumière... Le Soleil... Le lieu d'accueil des âmes des défunts. Tout la ramenait à son chagrin, jusqu'au prénom d'un domestique. Il n'avait pas saisi son nom. Bien sûr, puisqu'elle ne l'avait pas donné.

Demoiselle, souhaitez vous des raffaîchissements ? Vous assoier ? Puis je vous aider d'une quelconque manière ?

Anne s'avisa soudain de l'air soucieux du dénommé Lucien. Avait-elle si piteuse mine, qu'on lui proposait un siège, comme à une douairière ? Elle releva le menton, prit l'air aussi dégagé que possible.

Si la Dame de Marcieu est visible, annoncez-lui Anne de Culan, je vous prie. Si elle ne l'est point, mandez-lui que ...

Elle eut une hésitation.

Mandez-lui qu'à mon grand regret je ne puis ...

Elle s'interrompit de nouveau. Le domestique devait se demander quelle était cette jeune personne si peu encline à savoir ce qu'elle voulait. Anne reprit, d'un ton un peu trop sec.

Si la Dame de Marcieu n'est point visible, mandez-lui que je lui ferai tenir ma réponse par courrier dans la semaine.

Voilà... C'était dit. Anne en venait presque à espérer que l'hôtesse ne serait point au domaine. Cela lui laisserait quelques jours supplémentaires pour réfléchir à sa décision. Mais elle n'était pas sûre que quelques jours de plus ou de moins changeraient quoi que ce soit à cette incapacité où elle se trouvait désormais de trancher. Elle avait l'impression de flotter entre deux eaux contraires, et ne savait même plus si elle devait lutter contre le courant qui l'emportait au large où se laisser aller à la noyade.